L'Action du 11 mai 1903
Le monopole à éviter
C'est celui-là même qu'Albert Bayet
proclamait l'autre jour : "Monopole inévitable"
Vous voyez que j'use de la liberté que l'Action
nous a promise. je demande la parole pour supplier nos lecteurs de ne pas
adopter d'emblée, comme définitive, la solution proposée
par notre jeune confrère et ami.
Le moment n'est pas venu de la discuter à
fond. Mais, du moins, ne laissons pas passer comme autant de vérités
acquises les arguments *** qu'une partie de l'opinion républicaine
insuffisamment renseignée, accueille, me semble-t-il, avec une inquiétante
complaisance.
Pour aujourd'hui, je voudrais m'en tenir à
une observation que l'on peut appeler préliminaire, mais qui a son
importance. Il s'agit de la base même du raisonnement, du prétendu
fait qui lui sert de point de départ.
***
M. Bayet se laisse aller à raisonner comme si
nous étions en présence d'une situation qui se définirait
ainsi : "Les Congrégations sont dissoutes, et, néanmoins,
l'enseignement congréganiste renaît, se reforme, ressuscite
sous mille formes pseudo-laïques. Donc prenons des mesures contre
cet éternel revenant."
Pardon, mais nous n'en sommes pas là. Il
s'en faut même de beaucoup. L'enseignement congréganiste n'est
pas mort, c'est vrai, mais pourquoi ? N'allez pas chercher si loin des
raisons mystérieuses, ne nous parlez pas de sa vitalité,
de ses transformations, de son habileté de protée. Il n'a
pas eu besoin jusqu'ici de faire tous ces prodiges. Il n'est pas mort,
tout simplement parce que les Congrégations enseignantes ne sont
pas mortes, mais sont, au contraire, très vivantes et en pleine
prospérité.
- Mais que vient donc de faire la Chambre ? Et que
fait le gouvernement de M. Combes ?
- La Chambre et le ministère viennent de
décider qu'en vertu de la loi du 1er juillet 1901 un certain nombre
de Congrégations d'hommes qui essayaient, depuis cent ans, de tourner
la loi, seraient invitées à la respecter, c'est-à-dire
que n'ayant jamais obtenu l'autorisation légale, elles la demandent
formellement une bonne fois, étant bien entendu que si elles ne
l'obtenaient pas, le régime de tolérance dont elles se sont
trouvées si bien depuis un siècle prendrait fin. PLus de
milieu : ou autorisées, ou dissoutes de plein droit. C'est la loi
Waldeck-Rousseau.
Cinquante -quatre Congrégations, dont la
moitié environ s'occupant d'enseignement, ont demandé cette
autorisation, ne l'ont pas obtenue et, en conséquence, sont invitées
par le Dioclétien de la place Beauveau à se dissoudre et
à liquider leurs biens. Voilà tout.
C'est-à-dire que la Chambre a eu l'audace
de voter et M. Combes l'impudence de faire exécuter cette épouvantable
décision : il ne sera pas créé de nouvelles Congrégations
d'hommes ; le France se refuse d'accroître de quelques centaines
le nombre des couvents reconnus par la loi et investis, par faveur spéciale,
du droit de posséder, de s'enrichir, d'exploiter des sanctuaires,
des chapelles, des collèges et des écoles.
***
Cette grande persécution consommée, que
reste-t-il en France après cette fameuse "suppression" des Congrégations,
comme on dit naïvement ? Il reste, pour ne parler que de l'enseignement,
il reste intactes et indemnes, les neuf dixièmes des écoles
congréganistes qui existaient la veille. Il reste les Congrégations
considérées comme légalement autorisées, dont
la principale est celle des frères des Écoles Chrétiennes,
avec quinze ou vingt mille membres, avec ses dix mille classes, ses noviciats,
ses alumnats, ses pensionnats primaires et secondaires, soit une clientèle
de quatre à cinq cent mille élèves, sous la
direction d'un personnel congréganiste, jusqu'à nouvel ordre
à l'abri de toute poursuite gouvernementale. Nous avons débarrassé
l'institut des Frères de la concurrence que lui faisaient les petites
Congrégations Maristes et autres. Il est naturel, il est inévitable
que d'ici quelques mois les écoles des chers Frères voient
leur effectif scolaire s'augmenter de quelques milliers d'élèves.
Qu'est-ce que cela prouve relativement au monopole
? Cela prouve simplement que notre pays est toujours la terre nourricière
des grandes Congrégations enseignantes et que, si les choses en
restent là, il n'y aura rien de changé pour l'enseignement
congréganiste, sinon que, concentré dans des mains plus fortes
et plus habiles, ne s'éparpillant plus entre une foule de petites
communautés rivales, il formera un bloc plus solide, n'en aura que
plus de prestige.
- Mais ne va-t-on pas supprimer un de ces jours
le Congrégations de femmes ?
- Oui, tout juste comme les Congrégations
d'hommes.
Il est question de soumettre à la Chambre
et au Sénat les demandes d'autorisation de deux à trois cent
Congrégations jusqu'ici non reconnues.
Supposons que la Chambre accomplisse ce nouveau
massacre, ce sera la fin des Congrégations, pensez-vous ? sachez
qu'au lendemain de cette terrible exécution, il restera en France
plus de neuf cents Congrégations de femmes, jouissant du
bénéfice d'une autorisation réputée légale.
Vous lisez bien : neuf cents Congrégations, au nombre desquelles
sont toutes les grandes communautés enseignantes qui continueront,
à moins de mesures nouvelles, à enseigner plus tranquillement
que jamais. Or, elles ont dans leurs écoles et dans leurs pensionnats
plus de huit cent mille petites filles, sans compter les œuvres annexes
et complémentaires, ouvroirs, orphelinats, patronages.
C'est cela qu'on appelle en France chasser les Congrégations.
Et puis, l'on s'étonne, après les
avoir chassées de la sorte, de trouver l'enseignement congréganiste
florissant. Et pour en finir, on s'écrie: "Il n'y a qu'un moyen,
c'est d'interdire l'enseignement ... laïque."
Voilà bien notre logique, et notre promptitude
à lâcher la proie pour l'ombre.
***
Un mal et un remède sont là devant nous,
aussi clairs l'un que l'autre. le mal, c'est l'organisation de ces Congrégations
crées et outillées tout exprès pour livrer au cléricalisme
l'éducation de la jeunesse. Le remède, apparemment, c'est
la suppression de cette vaste et redoutable organisation qu'aucune Société
n'a jamais cru pouvoir laisser subsister, sans se défendre contre
elle pied à pied, qu'une Société démocratique,
laïque et républicaine ne peut sanctionner, favoriser et protéger
légalement que par le plus inconcevable des aveuglements.
Un jour vient où l'opinion publique s'en
rend compte, en convient tout haut, décide d'en finir avec cette
puissance officielle de la contre-éducation et de la contre-révolution
installée au cœur des institutions républicaines. On se met
à l'œuvre avec grand bruit et grand émoi, on refuse l'autorisation
à un dixième environ des membres de la milice monacale des
deux sexes. et après un grand effort, las d'avoir tant fait, à
demi troublé d'avoir suscité tant de clameurs, on s'arrête
là, on feint d'oublier les neuf autres dixième, et tout à
coup, on invente un autre remède, merveilleux celui-là et
infaillible : "Décidément, on a beau extirper les Congrégations,
elles renaissent toujours : alors revenons au système du monopole
universitaire, l'État seul pourra enseigner. A la bonne heure !
De cette manière, les Congrégations n'enseigneront plus !"
Oh ! la belle trouvaille ! Vous n'avez pas le courage
ou vous n'avez pas la force de retirer aux grandes Congrégations,
aux seules vraiment redoutables, un droit qu'elles tiennent de la faiblesse,
de l'indifférence ou de la trahison des pouvoirs civils, dupes ou
complices de cette usurpation. Et vous aimez mieux retirer à des
milliers de Français, de laïques, de pères et mères
de famille le droit d'enseigner en se conformant aux lois ! Il vous en
coûte moins de dépouiller les citoyens d'une liberté
consacrée par nos lois et par nos mœurs que de signifier tout haut
aux corporations monastiques qu'elles sont ,par définition, le contraire
d'une institution éducatrice et enseignante susceptible d'être
autorisée par la République.
***
Le rétablissement du monopole universitaire,
c'est un aveu d'impuissance dans la lutte contre les Congrégations;
c'est le recours à un biais pour éviter la lutte directe;
c'est une diversion pour masquer une défaite ; c'est l'abandon de
la politique anticléricale que l'on remplacerait par la politique
antilibérale sous prétexte qu'il est plus facile de faire
accepter accepter au pays la suppression d'une liberté pour tous
les citoyens que le retrait d'une autorisation abusive des corps ecclésiastiques
fondés sur la négation des principes naturels de la famille
et de la société.
Je suis prêt à parler du monopole,
à en examiner l'utilité, l'opportunité, l'efficacité,
mais après la suppression réelle des Congrégations
enseignantes, le jour où, la République ayant laïcisé
pour tout de bon écoles publiques et écoles privées,
ayant dissous les Congrégations, dispersé leurs membres et
fermé leurs noviciats, il sera démontré que nous nous
trouvons en présence, comme on l'assure, du même péril
clérical. Si cela se produit, ce sera la question de demain. mais
commençons par résoudre celle d'aujourd'hui, et ne nous servons
pas de celle-là pour nous dispenser de trancher celle-ci.
Ferdinand Buisson
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